Un écrivain derrière les barreaux

En coulisse des Rencontres internationales de littérature de Berlin, un écrivain du cru invite certaines plumes renommées à animer une lecture devant les détenus de la de la Justizvollzugsanstalt, la prison de Moabit. Avec Franzobel, écrivain autrichien réputé pour ses saillies sexuelles et politiques, les détenus ont écouté, échangé, et respiré la liberté des mots. Plongée de l’autre côté des barreaux.

publié dans le Magazine Européen Cafebabel.com, en trois langues, 09/2010 >>

Dans la cour de la prison de Moabit, deux hommes répètent la même ronde, tels deux écoliers aux larges épaules qui seraient passés à côté de leur vie. Le monde extérieur, cela fait des années qu’ils ne l’ont pas vu, et de l’écrivain Franzobel qui les regarde par la fenêtre, ils n’en ont probablement jamais entendu parler. À peine 800 mètres séparent la prison du Tiergarten, où les festivaliers des Rencontres internationales de littérature de Berlin se rendent, en fidèles habitués, de lectures en lectures. Pour les 1.300 prisonniers, toutefois, la distance ne se mesure pas en mètres mais en années.

Franz qui ?

Dans un profond silence, Franzobel parcourt l’établissement, passant devant les cellules communes sur lesquelles, à la place de noms, sont affichés des feuilles officielles d’approvisionnement : « pain blanc », « cuisine musulmane », « puni ». Maintenant très sérieux, il est sur le podium, tapis derrière sa bouteille d’eau. Lui qui, ces dernières années, a donné des milliers de lectures, est tout à coup ému en regardant les 60 prisonniers arborant leur plus belle chemise et affichant leur plus joyeuse mine. « Les histoires ne connaissent pas de frontière, affirme l’écrivain berlinois Martin Jankowski. Et ici, elles sont plus importantes que n’importe où ailleurs. » C’est pourquoi depuis 2002 il s’est engagé à ce qu’à chaque festival, deux auteurs fassent une lecture dans les prisons de Moabit et Tegel. Sans le moindre honoraire, sans stand de vente et en marge de toute officialité. Pourtant, Jankowski est submergé de demandes.

Ni drogue, ni sexe, ni politique

©Christina FelschenAvec un accent autrichien bien marqué, Franzobel aide les prisonniers à s’évader au bord de la mer, où un couple – les protagonistes de son dernier roman – vient passer ses vacances. Leur univers intérieur ne les lâche pourtant pas. Le festival international de littérature a sélectionné des passages de sa « nouvelle de plage » Picus, inhabituelle pour cet auteur, puisque autorisée pour les moins de 18 ans, « convenable pour prisonniers » : pas de drogues, ni de sexe, ni de politique. Rien que des hommes libres qui s’empêtrent dans des mots. Les prisonniers, par contre, se lâchent en questions : « Votre œuvre ne pourrait pas être aussi bonne si vous ne vous inspiriez pas de votre vie », tonne un homme futé à lunettes. « Dans votre livre, la terre tremble. Chez nous, en taule, tout juste si les murs se mettent à trembler. Alors si vous pouviez nous dire comment sortir d’ici… Avec le passe visiteur ! » Rires, humour noir.

Les guitarristes (Ici : Micha et Heinz Glas) ont improvisé devant

Les hommes aiment bien l’écrivain de 43 ans. Malgré ses apparences de gentil prof avec ses cheveux crépus et sa chemise à carreau, il a la réputation de tenir en respect l’Autriche conservatrice avec ses romans satiriques sur les bides politiques et les frasques sexuelles (L’Autriche est belleUn conte de féeLa Scala Santa ou l’orgasme de Josefine Murzenbacher). À une seule reprise il reprend son rôle d’enfant terrible : « Si nous, les auteurs, nous mettions à transposer nos fantaisies dans la réalité et non plus dans la littérature, nous nous retrouverions rapidement derrière les barreaux. »

A la recherche du temps perdu

Le premier roman détruit, le deuxième commenceCe n’est pas vers l’intérieur, mais vers l’extérieur que revoient les textes de Micha : « Voilà un jour comme les aiment les peintres/ un beau jour d’été s’étend sur le pays/ les rayons de soleil traversent les barreaux/ Et pourtant je fixe le mur gris », chante-t-il de sa voix rauque sur les riffs des « guitareros ». Le nom du groupe est le seul élément fixe pour cette formation de taulards qui prennent des cours avec Heinz Glas, le guitariste d’Epitaph. Même leur concert en l’honneur de Franzobel, ils l’improvisent dans une formation complètement originale : le bassiste a été transféré dans une autre prison, le batteur a été relâché et Micha était retenu quelques heures plus tôt en raison d’une mesure disciplinaire. À la basse, c’est Benni qui tient le manche, un joufflu de 21 ans arborant une casquette de baseball et plus pêchu que ses collègues. En détention provisoire, il tient à l’espoir de voir sa libération lors de son jugement à venir. Micha, de son côté, s’en prend au temps avec les dix ans qui lui restent à purger : « La vie est trop courte pour la balancer/ Pourquoi en suis-je venu là/ Il y a de quoi se mordre les doigts/ Pour tout le temps perdu ».

« Les lectures en taule ont toujours du chien », explique Jankowski, aussi à l’aise en prison que dans son propre salon. Neuf ans durant, il a accompagné beaucoup d’auteurs en taule, de la légende Maori, Alan Duff (Once Were Warriors) au célèbre émigré, Feridun Zaimoglu (Douze grammes de bonheur), en passant par le Hongrois György Dragomán (le Roi blanc), qui a grandi sous la dictature de Ceausescu.

Art barré

Beaucoup d’écrivains auraient laissé la prison « complètement imbibée émotivement » ; Jankowski se souvient d’aveux tranchants, de pierres d’achoppement douloureuses et de grandes amitiés (épistolaires) entre auteurs et prisonniers. Maintenant, la « littérature derrière les barreaux» (« Literature Behind Bars ») doit devenir un modèle pour des projets dans toute l’Euope ; Jankowski mène deux programmes de l’UE avec pour sujet : « Arts and Culture in Prisons », tous deux à charge de diffuser ses idées en dehors de l’Allemagne.

Franzobel doit s’en aller faire sa lecture officielle au festival. Pourtant, il n’est pas pressé : il peint à un jeune un peu gauche d’une vingtaine d’années un gâteau d’anniversaire sur un morceau de papier, c’est pour la copine. Sa grande lecture, Franzobel l’a déjà eue, en secret – derrière les barreaux.

Traduction: Christophe Lucchese